
Professeur de Lettres modernes, Betoule Fekkar-Lambiotte se bat en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Elle rejoint ensuite la France où elle devient conseillère culturelle à l’ambassade d’Algérie puis inspectrice de l’Éducation nationale en Seine-Saint-Denis. Fonctionnaire internationale, elle travaille à la Direction du service de recherche pédagogique au ministère des Affaires étrangères françaises et officie en tant que conseillère personnelle du Président du Sénégal, Léopold Sedar Senghor. Elle a également été membre du Conseil Français du Culte Musulman en qualité de « personnalité qualifiée » de 2000 à 2003 avant de démissionner. Elle reste la première femme à avoir été membre de cette institution. Auteure d’ouvrages collectifs : « Enquête au cœur de l’être » et « Lettres à Dieu », son dernier ouvrage « La double présence » raconte sa vie de combats, entre la France et l’Algérie, et revendique un islam républicain et laïque.
Interview avec Betoule Fekkar
En tant que première femme élue au Conseil français du Culte musulman, CFCM, peut-être la première question serait : quelles conséquences tirer de cette expérience ? C’est vrai qu’il y a eu, depuis un moment, une tentative de « sortir l’islam des sous-sols », comme on disait à l’époque, lors de la création du CFCM, pour mieux comprendre ou plutôt s’entendre avec les effets « indésirables » d’une « islamisation » de la jeunesse issue de l’immigration ou dite de la deuxième génération… Était-il efficace ?
Quand j’ai reçu la lettre du ministre Chevènement m’invitant à une « consultation » pour sortir l’islam des caves », j’ai été heureuse et perplexe : heureuse parce qu’étant femme, j’y voyais l’évocation de la présence féminine dans toutes les sphères de la vie islamique, perplexe parce que je connaissais bien l’état de l’islam en France, livré à des politiques contradictoires. En revanche, il est évident que nous pouvions alors vivre notre islam au grand jour – en ça c’était un progrès. Mais, en faisant émerger l’islam, on risquait deux choses : la dotation d’une espèce de clergé et l’éclatement au grand jour les influences politiques diverses.
Après trois ans et demi de présence assidue aux nombreuses séances du CFCM, j’en ai démissionné, car je constatais l’absence de représentants des autres courants de l’islam, de représentants de la société civile (femmes et jeunes gens)… Et parce qu’il n’était pas question d’islam, mais d’influences politiques, à la fois reflet des dirigeants des pays d’origine et luttes d’égos personnels dans le souci de carrières futures.
Qu’est-ce qui, selon vous, dans le discours intégriste, attire la jeunesse ? Pourquoi les jeunes se laissent emporter par de tels discours bien qu’ils ne semblent pas logiquement concevables ? Est-ce dû à un aventurisme propre à l’âge, ou est-ce qu’il témoigne d’un égarement identitaire ?
Pourquoi certains jeunes sont-ils fascinés par le discours intégriste ?
Ils ne sont représentés nulle part. Ils n’ont aucun lieu pour échanger, se cultiver, « frotter » leur personnalité à celle des autres : ils restent entre eux.
Ainsi, il était déplorable que le CFCM n’ait pas songé à la représentation des jeunes, ni à l’expression de leurs besoins.

La jeunesse se caractérise par le besoin de s’investir dans des causes nobles. Or, nous n’avons actuellement à leur proposer qu’une société terne, sans buts politiques pour lesquels s’enflammer. Un système éducatif sans but, un chômage qui se généralise de plus en plus, et les réseaux sociaux qui représentent une illusion de communication, une illusion de source de savoirs, et qui sont en fait mal connu et mal maîtrisés…
Que leur propose l’intégrisme ? Un discours dogmatique, avec des règles, des normes et la promesse d’une récompense. Une question se pose : en quoi ce discours serait-il islamique ? L’islam se compose de trois parties : le dogme (avec la Chari’a), la foi (al iman) et la pure spiritualité (al ihsan). Le dogme, qui ne comprend que les cinq piliers de l’islam, ne représente que le premier tiers, mais il est, hélas, le plus connu.
Le texte de référence est bien-sûr le Qur’an, mais le discours coranique est un discours oral, consigné dans mushaf othmanien, qui lui-même n’est que le résultat d’un texte écrit 20 ans plus tard, donc sur des éléments de mémoire.
Il y a grande urgence à relire le Qur’an avec les yeux de la modernité et de la laïcité, en quelque sorte, adapter la religion aux contextes actuels.
Il y a lieu de se poser la question : pourquoi et comment, dans certains pays, la situation des musulmans est-elle satisfaisante ? En France, par exemple, ce n’est pas le cas.
Ancienne résistante, qui a enduré la prison pour sa cause, et puis haut fonctionnaire en matière culturelle dans un contexte difficile, et fin connaisseur de l’islam, quel message précis aux jeunes musulmanes ? Quels repères leur donner pour ne pas se perdre en matière de religion ?
Remettre à sa place la notion d’ijtihad : al jihad est d’abord un effort personnel, un examen de conscience, dans le but de s’améliorer, améliorer sa qualité d’être. « Il faut être une miséricorde pour l’autre. » Ainsi, le concept de jihad est très éloigné de l’emploi qu’on en fait aujourd’hui.
Viser les finalités : ihsan, se détacher de tout ce qui ne mène pas à ce but ultime et ainsi donner sa juste place aux futilités.
Viser le respect de la vie dans toutes ses composantes : le respect de l’autre, de la vie de l’autre, quel qu’il soit. Quand un musulman assassine un autre être humain, non seulement c’est une faute politique, mais c’est aussi une faute coranique.
Pudeur, dignité et courage. Non seulement au niveau verbal, mais aussi dans les attitudes. Une façon d’être, mentalement et physiquement.
Dieu est en chacun de nous. Soyons attentif à sa présence.
Vous étiez connue pour votre position ferme sur ce qu’on peut appeler l’intégrisme au nom de l’islam ou l’intégrisme islamique. Si le terme vous paraît précis, comment mieux y faire face au niveau culturel ? Est-ce que la réponse est de nature culturelle et éducative ?
Comment faire face à l’intégrisme ? C’est en éduquant, en se cultivant, en ayant une riche vie intérieure que se trouve la réponse.
L’islam est peu et mal connu, aussi bien par les musulmans eux-mêmes que par les non-musulmans. Il y aurait peut-être lieu de relire « La civilisation islamo-chrétienne » (2004) de Richard W. Bulliet : c’est la réfutation des positions selon lesquelles Occident et monde musulman seraient inconciliables. Richard W. Bulliet affirme que non seulement l’islam est parfaitement compatible avec la modernité et la démocratie, mais l’Occident et le monde musulman sont les deux branches d’une même civilisation remontant aux temps les plus anciens.
Les jeunes musulmans se trompent de combat : leur aide pour rénover, réformer, adapter, concilier islam et modernité serait infiniment plus précieuse que ces conduites suicidaires. Ce serait, selon un principe coranique, rendre hommage au respect de la vie.
En somme, l’islam se caractérise par la condamnation de tout excès.
« Et c’est ainsi que nous avons fait de vous une communauté du juste milieu. » (Qur’an, sourate II, verset 143)… Et soyons fiers et heureux d’être musulmans.